Quand son chef a allumé sa visio, elle a poussé un cri d'étonnement "oh, mais tu es barbu?" Ce n'était pas un étonnement positif, plutôt un cri d'effroi. Pendant cette période de télétravail obligé, beaucoup de barbes ont fleuri sur les écrans des visioconférences; qu'en restera t-il dans le monde d'après? A la fin du confinement, quand les gens sont retournés physiquement dans leur bureau, les barbes avaient disparu. Tout le monde n'a pas encore repris le chemin de l'entreprise, certains ont pris goût au travail à distance de leur maison de campagne. Mais quand tu es manager tu dois montrer l'exemple. Les cadres reviennent progressivement et leurs barbes ont disparu.
Je suis barbu depuis de nombreuses années. J'ai toujours aimé être barbu, je ne m'aime pas avec la peau nue. Je suis barbu et j'aime les hommes barbus. Dans le monde de l'entreprise, il n'y a pas beaucoup de barbus. Au niveau cadre ou cadre sup on ne porte pas la barbe, sauf dans quelques emplois très techniques où on est un peu plus souple sur les apparences physiques. J'avais un métier de spécialiste, la barbe que je portais était acceptable (mais bon, ça restait une barbe raisonnable qui ne dépassait pas les trois centimètres et n'envahissait ni les joues ni le cou) et la chemise n'était pas obligatoire.
J'ai changé de fonction il y a environ un an. Du coup je suis beaucoup plus en visibilité dans l'entreprise, je me suis rasé. L'augmentation annuelle qui a suivi a été la meilleure de ma carrière. Pourtant tous les matins quand je me regarde dans le miroir je me dis que ce visage sans barbe qui me regarde n'ai pas le mien. Mais pour progresser dans l'entreprise il faut être dans le moule, même si ce n'est que visuellement. Alors je me rase et je continuerai jusqu'à avoir atteint mon plafond de verre. Ensuite, qui sait, peut-être que je me laisserais à nouveau pousser la barbe? Ça peut paraître curieux qu'une évolution professionnelle se fasse en fonction des apparences et pas uniquement des compétences, d'ailleurs ça m'a toujours profondément choqué, mais il faut faire avec le système si on ne veut pas être mis de côté. Après tout les français ont bien élu un président juste parce qu'il était jeûne et que les médias le présentaient comme le gendre idéal...
A propos de président, peut-on imaginer un président barbu? Peut-on imaginer un chef d'entreprise barbu? Quand on choisit un président sur son apparence plutôt que sur son programme, la réponse est évidente. Et il est évident que la plupart des électeurs ne regardent jamais les programmes des gens qu'ils choisissent, tout le monde n'a pas la chance d'avoir un cerveau fonctionnel. Dans l'inconscient collectif, ne pas se raser est un signe de paresse. Les gens qui ne se rasent pas sont des gens qui ne prennent pas soin d'eux, des gens qui ne se respectent pas. Peut-on imaginer un sportif de haut niveau barbu?
On nous conditionne très tôt au non port de la barbe. Je me souviens qu'au service militaire tous les matins le chef de chambre vérifiait le rasage de tous les appelés. Quand on est adolescent, la fierté de pouvoir se raser est une étape importante dans le devenir un homme. Se raser c'est être un homme. D'ailleurs même les imberbes qui n'ont pas la chance de devoir se raser semblent le regretter, ce qui est tout de même le comble de l'absurde.
Se raser fait partie de la vie sociale. On se rase le matin, on se rase avant d'aller dîner en ville. Et on se rase avant d'aller au boulot. Ou alors on ne respecte pas le pacte social, on est un rebelle ou un dangereux anarchiste, peut-être même un communiste, au minimum un gauchiste. Dans le monde de l'entreprise, être barbu à moins de 60 ans, c'est accepté d'être soit un rebelle soit un loser sans ambition sociale.
Dans les bouleversements qu'on apporté cette période de confinement et de télétravail forcé, de nouveaux usages sont apparus. Si au début les gens s'habillaient pour allumer la caméra de leur visioconférence, on a vu des assouplissements au fil du temps. Les cravates se sont faites moins systématiques et les joues moins rasées. Va t-on enfin comprendre que ce n'est pas l'habit qui donne les compétences? Si cette crise sanitaire pouvait au moins assouplir certains usages rétrogrades, ce ne serait pas une mauvais chose.